Saint-Bertin, vaisseau-fantôme de pierre…

A quelques encablures du Boulonnais, à Saint-Omer, on peut encore admirer les ruines de l’abbaye Saint-Bertin, centre intellectuel, religieux et politique majeur du Moyen Âge.

L’histoire de l’évangélisation du Boulonnais n’est pas un fleuve tranquille…

Le long de l’Aa s’est développé l’un des monastères les plus puissants du Haut Moyen-Âge, centre intellectuel de premier plan, base de christianisation d’un peuple très récalcitrant face à la foi nouvelle adoptée par les rois mérovingiens, et bastion de la brillante Renaissance Carolingienne.

Lorsqu’Audomar, évêque de Tournai, rejoint son ministère de Thérouanne en Pas-de-Calais, nommé en 640 par le roi Dagobert Ier, il sait déjà que la tâche qui pèse sur ses épaules est bien ardue…

Malgré la prédication du siècle précédent, et la conversion superficielle au christianisme des élites franques au Vème siècle, quand la royauté fait alliance, par le baptême de Clovis, avec l’Église, et s’allie de fait avec les vieilles familles sénatoriales gallo-romaines, le Boulonnais demeure païen.

Gaulois Morins, paysans francs et marins saxons, plus particulièrement sur la côte qu’ils ont largement colonisée, sont revenus au paganisme de leurs origines et l’objectif d’Audomar, comme des autres évêques, est de briser cette étrange propension populaire à résister à la fièvre catholique…
Ce n’est pas un hasard si tous les lieux de culte païens et les anciens dieux connaissent le même sort d’assimilation par l’Eglise : Une fontaine dédiée à Epona devient celle d’une sainte ; l’effigie d’un ancien dieu accroupi prend place sur les linteaux des églises primitives ; Odin prend peu à peu les traits de Saint-Nicolas… Et la Vierge apparaît miraculeusement dans le port de Boulogne, à peu près à l’époque où Dagobert nomme Audomar évêque de Thérouanne.

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Mais, face à ces difficultés, Audomar dispose d’atouts décisifs : une réelle intelligence politique certaine, et sa maîtrise de la langue et des coutumes saxonnes qui dominent alors en Boulonnais, mais aussi une grande facilité à susciter la sympathie et la générosité de ses hôtes.
A Sithiu, qui constitue encore un archipel d’îlots au cœur du marais, à cette époque où la mer entrait profondément à l’intérieur des terres, il fonde un monastère, régi selon la règle de Saint-Benoît, et par la même occasion la ville qui porte aujourd’hui son nom, Saint-Audomar… La cité de Saint-Omer est née.

Peu à peu, dans cette périlleuse entreprise évangélisatrice, il est rejoint par trois moines, Mommelin, Ebertram, et Bertin, qui devient abbé du monastère fondé par Audomar. Il y meurt à l’âge canonique de 99 ans, en 709, l’abbaye, dédiée pourtant à Saint-Pierre, prend le nom de son premier abbé, dès le XIIème siècle. Une première église abbatiale vouée à Saint-Martin y est édifiée, et les miracles présumés commencent à attirer les foules, sur les tombeaux de Bertin et d’Audomar, inhumés dans l’église Notre-Dame voisine.
Avec Saint-Vaast et Saint-Amand, l’abbaye Saint-Bertin devient alors une des plus puissantes d’Europe du Nord.

Ophiucus, le Serpent et le Scorpion, enluminure de l’Aratea de Leyde.

C’est d’abord un centre intellectuel de premier plan, dont le scriptorium est connu dans l’Europe entière, et dont la bibliothèque renferme des trésors.
Ainsi, Saint-Bertin abrite l’inestimable Aratea de Leyde, manuel d’astronomie, composé vers 825 en Lotharingie. Et les artistes produisent des manuscrits, dans le style original franco-saxon, aux couleurs bistre, rouge, vert et or, réputés dans toute la chrétienté savante, cette petite République des Lettres avant l’heure, où le livre est un trésor qu’on chérit et qu’on peut, à l’occasion, s’échanger de monastère à monastère. Le célèbre psautier de l’empereur Louis le Germanique est un des joyaux produits par le travail patient des enlumineurs de Saint-Bertin, entre 850 et 875.

A Saint-Bertin se mêlent, comme les lettres des manuscrits s’entrelacent, les influences de l’éclatante Renaissance Carolingienne, et les influences artistiques originales des Saxons d’Outre-Manche.

Mais l’abbaye Saint-Bertin est également un centre du pouvoir. Les abbés et évêques sont seigneurs temporels, qui prennent part à la vie politique mouvementée de la royauté franque.
Ainsi, quand les maires du palais d’Austrasie, futurs carolingiens, deviennent de plus en plus influents, c’est naturellement vers l’Est que se tournent les regards des abbés, au point que le dernier roi des Francs mérovingien, déclaré inapte à exercer la royauté par Pépin le Bref, Childéric III, c’est à Saint-Bertin, en 751, qu’il est enfermé et finit ses jours, tandis que se renforce la nouvelle dynastie.

En l’an 800, avant de se faire couronner empereur, Charlemagne vient se recueillir sur les reliques de Saint-Bertin, à laquelle sa lignée doit tant.

Mais l’histoire du monastère est aussi tourmentée que celle de sa région. En 860, puis en 878, et en 881, malgré la construction de murailles, l’abbaye est pillée par les Normands, puis détruite par un tremblement de terre, en 894…
Pragmatique, le comte de Flandre y voit l’opportunité de renforcer son pouvoir sur l’Audomarois, et les moines, quant à eux, lisent, dans tous ces funestes signes, l’annonce d’une proche et inéluctable apocalypse.

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Tout au long du XIème siècle, les incendies se succèdent à Saint-Bertin, tandis que se renforce une nouvelle dynastie de rois francs de Francie Occidentale, les Capétiens, appelés à devenir rois de France, grâce à leur rôle dans la lutte contre les raids vikings.
 Et, malgré l’édification d’une église romane, dont quelques vestiges ont été retrouvés, la grandeur passée du monastère s’atténue peu à peu, devant la multiplication des fondations religieuses dans la région et dans tout le royaume.

Si Philippe-Auguste, Saint-Louis, Philippe Le Bel, Charles VI et Louis XI s’y arrêtent, si Saint-Thomas Beckett, alors en exil, y séjourne, si Charles Le Téméraire s’y marie avec la fille de Charles VII, si les chevaliers de la Toison d’Or s’y réunissent en 1440, l’abbaye a cessé d’être le seul centre de pouvoir intellectuel et politique du Nord du royaume, dans le dense réseau de monastères qui s’épanouissent peu à peu, contrôlés par de nouveaux ordres monastiques mieux adaptés aux réalités spirituelles, politiques et sociales de leur temps.

Ce qui reste aujourd’hui de l’église de Saint-Bertin. Au sol, des structures de métal matérialisent les anciens murs de l’édifice. (Photo France3 Nord-Pas-de-Calais -Philippe Furtier, Altimage)

Mais en 1520, l’abbé Antoine de Berghes achève la reconstruction de l’église abbatiale, commencée en 1325, sur les plans de 1253, conçus par l’abbé Guilbert, surnommé l’Abbé d’Or, dont le projet a échoué faute de moyens suffisants.
La consécration du nouvel édifice permet à Saint-Bertin de redevenir le Monastère des Monastères, par la magnificence de son architecture gothique qui rivalise de beauté et de légèreté avec les plus belles cathédrales des cités du Nord du royaume, dont celles, toutes proches, de Boulogne et de Saint-Omer.

A l’ombre de la tour de 58 mètres de haut, une vaste nef de 122 mètres de long sur 20 de large, haute de 25 mètres sous les voûtes en croisée d’ogive, s’ouvre alors sur cinq chapelles rayonnantes s’organisant autour du chœur. Dans le transept se trouve un labyrinthe en pavements noirs et blancs. Les chemins de la foi sont souvent tortueux…

D’augustes visiteurs s’y succèdent encore au fil des siècles, et au gré des guerres et des alliances : Charles Quint, Louis XIV, ou encore Christian VII du Danemark.

  

La Révolution sonne le glas de l’abbaye.
A juste titre, la toute-puissance de l’Église catholique est l’instrument autant que le fruit du pouvoir monarchique, et il faut en abattre les fondements afin qu’elle ne devienne pas un instrument redoutable de réaction…
Dès 1789, les biens de l’Église deviennent biens nationaux. Le décret du 13 février 1790 dissout les ordres monastiques, et les moines de Saint-Bertin sont expulsés, le jour de l’Assomption de l’an 1791, 1143 ans après la fondation du monastère. Il serait vain de remettre en cause le cours de l’histoire, et les nécessités du temps, mais commence alors, pour l’église abbatiale, un long chemin de croix.

Le pillage a commencé, et témoigne du peu d’estime qu’inspire, à la fin du XVIIIème siècle, l’architecture gothique et un âge que les contemporains considèrent « moyen »… Alors que la Révolution résiste aux monarchies européennes, l’église abbatiale est transformée en hôpital de campagne, en 1792.

En 1799, loin des prétendus excès de la Terreur, en pleine réaction bourgeoise, l’église est vendue 120 000 francs à des particuliers qui, comme à Boulogne pour la cathédrale Notre-Dame, en exploitent les pierres, vendent aux enchères les œuvres qui y demeurent, avant de la laisser à l’abandon.

Et en 1830, devant la dangerosité des ruines, la ville de Saint-Omer, devenue propriétaire des lieux en 1811, en décide la destruction, malgré les protestations de nombreux hommes de lettres.
Victor Hugo, ardemment, s’est ainsi élevé contre l’anéantissement de mille ans d’histoire.

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Le XIXème redécouvre enfin les richesses du Moyen Âge, dont est sortie une civilisation, bâtie au cours de ses premiers siècles, comme l’abbaye, sur des fondations où s’allient l’héritage de Rome, l’apport des coutumes politiques germaniques, avec la chrétienté comme ciment…

Cependant, malgré l’indignation de l’auteur de Notre-Dame de Paris, le dépeçage des ruines se poursuit, pierre par pierre, avec son lot de pillage, afin de construire le nouvel Hôtel de ville de Saint-Omer. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1840, que les ruines sont classées Monument Historique.

Seule la tour de guet est conservée et utilisée jusqu’en 1930, pour la surveillance des incendies et des raisons militaires…

Et bien que Saint-Omer ait moins souffert des bombardements que les villes littorales, la Seconde Guerre Mondiale fait son œuvre : Visant la gare et une usine à gaz proche, un bombardement abat le contrefort gauche… Le 22 juillet 1947, la tour s’effondre à son tour, ne faisant aucune victime…

Aujourd’hui, de cette gloire passée ne demeurent que des ruines, qui permettent d’appréhender la complexité architecturale de l’édifice, sa beauté ciselée, vaisseaux-fantôme de pierre où le soleil perce au travers des arches mutilées.