Si vous rencontrez une blanque jument, un soir, à la lune…

Géricault, Tête de cheval blanc. huile sur toile - Paris, musée du Louvre.

Géricault, Tête de cheval blanc. huile sur toile – Paris, musée du Louvre.

Si un soir, au crépuscule, vous croisiez, dans la campagne, une blanche jument, à la robe brillant d’un étrange éclat blême… Si d’un oeil tendre, elle vous regardait, secouant doucement sa crinière… Si elle allongeait son encolure et sa croupe, comme une invitation à monter sur son dos, pour une chevauchée à la pleine lune… Prenez garde ! C’est la blanque jument, et vous pourriez ne jamais revenir de cette promenade dans les ombres…

La légende est un peu oubliée, comme toutes les légendes. Elle était encore vivace, cependant, il y a peu, dans le Boulonnais. L’histoire se passe près de Samer, aux temps de la Grande Peste, sans doute, dévoreuse d’hommes. Comme jamais auparavant aucun mal n’avait décimé les hommes, la punition est divine, sans aucun doute. Après ceux des rats, dans les villes et les villages, ce sont les corps des hommes, des femmes et des enfants qui jonchaient les rues, ne trouvant plus âme charitable pour leur offrir le repos d’une tombe…
Alors, un ermite, venu d’on ne sait où, avec son bâton et son étrange chapeau informe, s’en fut auprès du curé de Samer, et lui dit que les habitants devaient se rendre à Preures, prier Saint-Adrien, réputé notamment pour soigner les maux de ventre. Les Samériens partirent donc, et en chemin, firent une inquiétante rencontre. Au sommet d’une colline, à la lune, une grande et belle jument blanche les observait, calme et attentive. Les paysans, connaisseurs, admiraient l’animal, quand celle-ci allongea sa croupe… Envoûtés par sa grâce et sa force, sept d’entre eux enfourchèrent la belle, dont le dos s’allongeait à mesure que ses cavaliers prenaient place. C’est ainsi que l’un des autres pèlerins, en retrait du petit groupe, vit la jument portant ses compagnons, s’éloigner du chemin et pénétrer dans les bois sombres.
Suivant à distance son pas cadencé, se cachant derrière les buissons, et retenant son souffle, il assista au dénouement de cette étrange apparition : Dans une rivière, la jument disparut et emporta avec elle les sept imprudents qui avaient répondu à son appel…

La légende, pendant des siècles, s’est perpétuée, avec de sensibles variantes, ne remettant cependant pas en cause la trame de l’histoire. En 1805, collectant des légendes du Boulonnais, Le docteur Vaidy, médecin de son état raconte ainsi à Eloi Johanneau le récit d’une paysanne de Samer, rapporté par l’Académie Celtique :

« Enfin, mon cher ami, je suis allé visiter les Tombelles, guidé par une paysanne qui m’a dit, sans que je le lui demandasse, que ce lieu était le cimetière d’une armée étrangère qui avait occupé les environs de Questreque, il y a bien longtemps. Cette ancienne sépulture est aujourd’hui un petit terrain communal, situé à une demi-lieue sud de Samer, et trois-quarts de lieue sud-ouest de Questreque, dans une plaine aride, au pied du mont de Blanque-Jument […] Le mont de Blanque-Jument, suivant la tradition des habitants de Samer, est ainsi nommé, parce qu’on voyait autrefois sur son sommet une jument blanche, d’une beauté parfaite, qui n’appartenait à aucun maître, et qui s’approchait familièrement des passants et leur présentait sa croupe à monter. Tous les gens sages se gardèrent bien de céder à une pareille séduction. Mais un incrédule ayant eu, un jour, la témérité de monter la blanque-jument, il fut aussitôt terrassé et écrasé. Depuis ce temps, la jument ou plutôt l’esprit qui avait pris cette forme, n’a plus reparu. »

Les Samériens connaissent bien, encore, cette côte de la Blanque Jument…

Euch Goblin, d’après un dessin au crayon, Tsaag Valren. 

Mais de quelles profondeurs du temps nous vient cette légende ? La Blanque Jument n’est certes pas le seul cheval maléfique du Pas-de-Calais…
A Saint-Pol-sur-Ternoise, on se souvient d’ech goblin, appelé aussi qu’vau blanc ou ch’gvo blanc, à la robe soyeuse et portant à l’encolure un collier de clochettes… capable aussi d’allonger son dos pour faire monter plusieurs de ses proies, et emportant les enfants imprudents dans une cavalcade mortelle, pour les noyer dans la rivière, et se cachant le jour dans les bois. « Gare a ti, v’lo ch’goblin », disaient encore les parents, au début du XIXème siècle à leurs enfants imprudents, petits bergers ou apprentis braconniers.
A Vaudricourt, également, tantôt âne gris ou cheval blanc, les légendes racontent un récit similaire. C’est un soir de Noël, après la Messe de Minuit, que l’animal sortit d’un abreuvoir et emporta les enfants, à la sortie de l’église, pour les précipiter ensuite dans la rivière. A Noël prochain, à Vaudricourt, vous croiserez peut-être, au détour d’une rue, alors que la fête du réveillon bat son plein, l’étrange équipage du cheval blanc fantomatique, monté par ses petites victimes ruisselant encore des eaux où il périrent noyés. N’ayez pas peur, mais hâtez le pas ! A Maisnil, enfin, ce cheval blanc, aux crins tressés de grelots, a terrorisé des générations entières de galopins, auxquels on promettait ce même sort…

Mais ces légendes des chevaux blancs ne sont pas l’apanage de la région… Partout en Europe, en France, en Flandres, Outre-Manche comme en Allemagne, on trouve des mentions de ces bêtes maléfiques, dont les méfaits sont toujours aquatiques. Tacite, déjà, au Ier siècle de notre ère, évoquait l’étrange effroi que ces chevaux provoquaient, dans la Gaule devenue romaine. Walter Crane, Les Chevaux de Neptune, 1892, huile sur toile, Nouvelle Pinacothèque, Munich.

Dans toutes les mythologies indo-européennes, le cheval est lié à l’eau, en témoignent les chevaux d’écume tirant le char de Poséidon, seigneur des océans, parfois sous la forme de créatures serpentines et dangereuses, capables, comme notre Blanque Jument, de déformer son propre corps pour séduire… Le Bian Cheval des Vosges, qui chaque nuit vient boire à la fontaine des villages… Les nombreux Chevaux Blancs du Jura, sans tête, parfois, qui volaient et s’emparaient des habitants pour les noyer dans la Loue…Le Cheval Mallet du Poitou, dans le pays de Retz, capturant tous ceux qui ne protègent pas en portant une médaille de Saint-Benoît… Lou Drapé de Provence, qui, à Aigues-Mortes, qui emportait pour toujours les enfants imprudents… Le Schimmelreiter de Basse-Saxe, avec ou sans cavalier, dont l’apparition annonçait les tragédies marines, les digues brisées et les pires tempêtes…. Les bäckahäst, chevaux aquatiques scandinaves…

Ils sont innombrables et ont laissé des traces dans toutes les légendes d’Europe, depuis l’Antiquité. Et s’ils deviennent l’avatar du Diable, avec la christianisation qui simplifie tous les mythes, ils sont encore bien présents dans les traditions orales, ou ont laissé, comme à Samer, de nombreux lieu-dits à leur postérité.

Mais revenons à notre Blanque Jument, elle pourrait bien tirer ses origines dans les temps les plus reculés de notre histoire…

Et il est bien difficile de démêler l’écheveau des origines ces chevaux qui viennent de loin. On pense, évidemment, aux chevaux des chasses sauvages germaniques, telle celle d’Odin, chevauchant dans le ciel son cheval blanc à huit jambes, Sleipnir… Souvenez-vous, on vous en parlait ici, en vous dévoilant que notre Saint-Nicolas en était l’avatar : https://lesyeuxdanslahune.wordpress.com/2015/05/08/saint-nicolas-et-qui-dautre/

Cependant, l’imprégnation de la culture saxonne qui a marqué tout le Boulonnais a sans doute ancré un mythe encore plus ancien… En effet, la présence des chevaux blancs loin des régions ayant rencontré ces influences germaniques en témoigne.

Alors ? Où chercher les origines de notre Blanque Jument ? En remontant un peu le temps, encore, dans la mythologie celtique. On trouve des chevaux à tous les détours de chemins légendaires du monde celte, en effet : Glashtyn sur l’île de Man, capable d’apparaître sous les traits d’un beau jeune homme, et comme notre jument, d’emporter ses proies pour les dévorer au fond de l’eau, lCeffyl dŵr, ce cheval gallois dont le nom signifie « Cheval Aquatique », également tentateur et dévoreur, Each Uisge ou Aughisky, la Kelpie des folklores écossais et irlandais, esprits puissants des rivières, des mers et des lochs, le March Malaen, gallois encore, maître du cauchemar, avec son cri strident qui déchirait les cœurs, à la nuit…

Statuette d’Epona, drapée, en amazone sur un cheval au pas, Bronze, fin 2e-début 3e siècle, lieu de découverte : Champoulet, Saint-Germain–en-Laye, musée d’archéologie national ©RMN / Jean-Gilles Berizzi

Mais tous nous renvoient à une déesse qui tient une place très particulière, dans la mythologie gauloise, Epona, vénérée par toute l’aristocratie militaire gauloise, tantôt cavalière, tantôt jument… et qui sut même se faire une place dans le panthéon ouvert des Dieux romains.

Son nom singifie d’ailleurs Grande Jument et ses attributions sont nombreuses. Elle incarne autant la fertilité, dotée d’une corne d’abondance, accompagnée d’un poulain, lorsqu’elle n’apparaît pas elle-même aux hommes sous sa forme équine, protectrice des écuries, mais aussi des routes et des chemins… 

Pourquoi son souvenir lointain nous a-t-il été transmis sous la forme d’une jument maléfique ? Parce qu’Epona est une déesse psychopompe… Psycho quoi ? Elle est une passeuse d’âmes… C’est elle qui, après la bataille, accompagnée de sa horde de chevaux blêmes, conduit les âmes des défunts vers les rives riantes de l’autre monde… Quand les cultes anciens sont interdits, ne restera d’elle, Epona la bienfaitrice, que les échos de cette fonction pourtant glorieuse.

Alors… Si vous rencontrez une blanque jument, un soir de pleine lune… Flattez son encolure, et appelez-la Epona, avec tout le respect qui lui est dû. Mais restez prudent ! Oubliée depuis longtemps, et reléguée à un rôle morbide par le christianisme triomphant, elle pourrait bien vouloir vous emporter, vous aussi !

5 réflexions sur “Si vous rencontrez une blanque jument, un soir, à la lune…

  1. Voila un très bel article, qui a nécessité bien des recherches. La blanque jument ? éh bien… je n’en puis rien dire, elle se perd si loin dans le passé… je ne puis presque rien en dire plutôt : -Je connais la légende, et quelques personnes qui la savent. Je pense moi aussi à une origine celte, et même proto-celte. Tant les chevaux divins, sacrés ou maudits, tiennent de place dans les mythologies européennes ou indo-européennes. La blanque Jument, présente si souvent sous une forme ou une autre… sous une couleur ou sous une autre… est peut-être un avatar apparu il y a fort longtemps, quand l’Homme s’est associé au Cheval, afin d’améliorer son train de vie. Cette légende, dans des mythologies quelconques, a peut-être été à l’origine un « rite de passage »… les cavaliers qu’elle noie revenant parfois parmi les vivants, ou réussissant à lui échapper. J’ai adoré cet article.

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  2. Merci ! Les mythes indo-européens plongent leurs racines dans des temps plus reculés encore, oui. On en a la trace par tous les récits de combats entre dieux anciens et dieux nouveaux, comme dans la mythologie grecque entre Olympiens et Titans… Là, en effet, Epona a certainement des racines proto-celtiques, et c’est sans doute au néolithique qu’il faut en chercher l’origine !

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  3. Oui, Epona remonte certainement à des temps antédiluviens. Plusieurs de ses avatars se sont répandus sur la planète. Plusieurs « chevaux sacrés » ont aussi pris des sens, des contenus bien différents. L’Homme est fier de sa plus belle conquête depuis longtemps !

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