Après la pluie de fer et de feu, reconstruire Boulogne !

Longtemps, les Boulonnais, et on les comprend aisément, ont eu du mal à accepter les stigmates de la guerre, qui bouleversent et changent définitivement le visage de leur ville martyrisée…


Pourtant, l’aventure de la reconstruction, menée dans une ville détruite à 85%, laisse dans le paysage l’empreinte d’une politique d’aménagement volontariste, qui a permis à la cité de retrouver et d’accroître sa prospérité, pendant les Trente Glorieuses.

La mauvaise réputation de ces édifices d’après-guerre est largement usurpée ! Un certain nombre de joyaux se cache dans ce qui fut non une reconstruction à la va-vite, mais un programme de très grande ampleur, où les orientations générales comme le moindre détail furent pensés avant d’être mis en œuvre.

Port de BOULOGNE

Le Port de Boulogne dévasté. Source : http://lemurdelatlantique.lebonforum.com/t187-boulogne-sur-mer

Comme vous nous le contions dans nos article sur l’Occupation et sur la Libération, toutes les villes littorales de la Côte d’Opale, sont en ruine en 1945. 85% des bâtiments sont touchés à Boulogne.

Les manuels d’histoire retiennent souvent l ‘année 1940 comme celle de la défaite, à juste titre, mais, dans une volonté d’extrême simplification, on a le sentiment qu’ils évoquent des villes qui tombent seules, sans aucun combat… A Boulogne, dès juin 1940, ce sont déjà 300 immeubles et maisons qui sont détruits. Et ce n’est qu’un début ! L’année suivante commencent les bombardements alliés sur les objectifs militaires allemands.

Il va falloir vingt ans pour tout reconstruire !

Dès 1941, les autorités municipales, sous le régime d’Occupation entreprennent des travaux de déblaiement, et obtiennent du gouvernement de Vichy, malgré le rattachement de la région au Commandement Militaire de Belgique, la désignation d’un architecte par le Commissariat Technique à la Reconstruction. C’est un Boulonnais qui est alors nommé, Roger Berrier (1897-1960), qui présente son plan au Comité National de l’Urbanisme, en mars 1944. Déjà, il est persuadé de la nécessité de séparer les fonctions urbaines et de partager strictement l’espace entre quartiers industriels et d’habitations. Le Capécure d’avant-guerre, est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas reproduire : un quartier très densément peuplé, où les maisons côtoient les commerces et les usines…

Cependant, la guerre n’est pas finie… 500 bombardements pendant toute la guerre, dont les pires ont précédé la Libération par l’opération Wellhit… Le port est entièrement détruit, ainsi que le quartier de Capécure, le centre-ville, et le quartier de Saint-Pierre. Sur 9200 immeubles, 5200 sont détruits, et 4000 gravement endommagés. La population vit dans un champ de ruines, à l’heure de la Victoire…
Dès l’automne 1944, une fois la ville libérée, avant même la capitulation allemande, on pense déjà, légitimement, à la reconstruction de la ville.

Le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF) sera le premier acteur de cette reconstruction…


Mais il convient d’en rappeler les principes fondateurs, qui sont ceux du C.N.R.

Le C.N.R. est le Conseil National de la Résistance… il est le produit des efforts de De Gaulle pour coordonner la résistance intérieure, par l’action de son émissaire dans la France occupée, Jean Moulin. Et c’est le C.N.R. qui est en charge de refonder les principes de la République, en énonçant un programme ambitieux, le 15 mars 1944.

N’oublions pas qui sont les membres du C.N.R. … Quoique puissent laisser penser toutes les mystifications historiques, ce sont essentiellement des résistants communistes.
Si toutes les tendances sont en effet représentées dans la Résistance, y compris la droite nationaliste, et si toutes ont droit au respect, c’est bien le Parti Communiste Français qui a fourni le gros des troupes aux réseaux clandestins où on risque la mort à tout moment. Le surnom qu’il se donne, Parti des Fusillés, n’est pas usurpé, et contrairement à une légende tenace, les communistes n’ont pas attendu l’invasion de l’URSS, l’opération Barbarossa, pour se mettre en ordre de marche.

Au sein du CNR, ils pèsent de tout leur poids pour faire du futur régime une République certes laïque et indivisible, mais aussi sociale. Et pour cela, l’État doit impérativement intervenir dans l’économie pour la planifier. Les enjeux de la reconstruction et de l’aménagement du territoire ne peuvent être atteints qu’à ce prix !

Ainsi, les grandes orientations du CNR se dessinent :

  • Nationaliser, c’est à dire rendre à la Nation, tous les secteurs clés de l’économie : Les charbonnages et de manière générale le secteur énergétique, la sidérurgie, les moyens de transports, de communications et de télécommunications. Quant il s’agit de l’intérêt général, il est difficile de s’en remettre à l’entreprise privée, dans de vastes chantiers tous coordonnés à l’échelle du territoire national ! Quant aux entreprises dont les patrons ont collaboré, elles sont confisquées, comme Renault.
  • Bannir la misère et lutter contre les inégalités qui expliquent largement les débordements extrémistes d’avant-guerre. Rappelons que le nazisme a poussé comme du chiendent sur le terreau de l’humiliation de 1918, et sur les ravages de la Crise de 29… Le rôle de l’État, pour le CNR, réside aussi dans un rôle de protection des plus fragiles parce que c’est ainsi qu’on mesure le degré de civilisation d’une société : Les enfants, les vieillards, les malades, ceux qui se trouvent privés d’un emploi… La Sécurité Sociale est une des œuvres majeurs du CNR, dès 1945.

Ainsi, alors que la France est dévastée, le CNR prévoit déjà la reconstruction et l’aménagement du territoire, au service des citoyens.

L’architecte Roger Berrier est encore en place à Boulogne, et les grandes lignes de son plan sont les suivantes :

  • Capécure, cœur économique, doit devenir une zone réservée aux activités industrielles, et le port doit être reconstruit le plus rapidement possible.
  • Le cours de la Liane doit être redressé, et la gare transférée rive droite.
  • Puis, le centre-ville et les quartiers périphériques sont à reconstruire et à étendre.

Le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) intervient auprès de Berrier pour obtenir la garantie qu’il privilégiera la verticalité… Il faut construire en hauteur pour gagner de la place. L’architecte, qui a grandi dans la ville d’avant-guerre et y est très attaché, est réticent, mais finit par se plier à cet impératif. Cependant, il n’est pas celui qui est appelé à mettre en œuvre la reconstruction de la ville.

Pierre Vivien

Pierre Vivien (1909-1999) est, pour le MRU, l’homme de la situation. En réalité, les principes directeurs de son plan ne divergent pas fondamentalement de ceux de Berrier. Mais c’est de main de maître qu’il orchestre ce long concert vers la Reconstruction de Boulogne.

Le Plan Vivien est validé dès 1950 après des débats parfois houleux entre les différents acteurs : les municipalités, les sinistrés, l’état…

Il se fonde sur les orientations de la Charte d’Athènes selon laquelle l’humain doit être au centre de la ville et au cœur des préoccupations de l’architecte, en respectant l’équilibre des fonctions résidentielle, économique, publiques, tout en veillant à la fluidité de la circulation. A Boulogne, le port doit être le cœur de la cité, autour duquel tout s’articule…

Ce sont plus de cinquante architectes qui travaillent sur les plans du nouveau Boulogne, et Vivien n’est pas en reste, puisque c’est lui qui conçoit, entre autres, le Parc de la Liane, nos fameux buildings ou encore le relèvement du Quai Gambetta.

C’est donc sur vingt ans que s’inscrit cette reconstruction :

  • Entre 1950 et 1955 : Il faut reloger les milliers de sans-abris et la priorité est donnée à la construction de logements.
  • Entre 1955 et 1960 : Ce sont les bâtiments publics, mais aussi les églises qui sont rebâties.
  • Et de 1962 à 1964, sous la direction de Pierre-André Dufétel qui a succédé à Pierre Vivien, le cours de la Liane est redressé et le port achevé, avant de pouvoir s’attaquer à l’aménagement des quartiers de Danrémont, puis qu Chemin Vert.

Et concrètement, sur le terrain ?

Il faut reloger les Boulonnais !

Avant la guerre, les quartiers de Saint-Pierre et de Capécure concentraient à eux-seuls plus de la moitié de la population boulonnaise, qui, nous le rappelons, était l’une des plus nombreuse de la région… La priorité est donc de reloger les familles, hébergées pour certaines dans les fameuses demi-lunes envoyées des États-Unis par la grâce du Plan Marshall.

*

Ainsi, Capécure, destiné à ne devenir qu’un quartier économique, est remplacé par les quartiers d’habitations de Montplaisir, d’Henriville, puis, dans les années soixante, de Damrémont.

Pour Saint-Pierre, les rues sont élargies, mais, à l’exception de groupes d’immeubles isolés, comme le Parc Saint-Pierre, la structure de l’habitat individuel traditionnel est conservé, constitué de maisons mitoyennes longeant les rues, et s’ouvrant sur un couloir.

Le centre-ville, durement touché également, est entièrement remanié. Les rues sont évidemment élargies également, et l’habitat prend place dans des immeubles de quatre à cinq étages au maximum, à l’exception des Buildings. Les rez-de-chaussée sont voués aux activités commerciales.

Les buildings du Quai Gambetta, justement… Ils sont les stars de la Reconstruction et le valent bien. C’est Pierre Vivien qui en a tracé les plans, s’appuyant sur les compétences de l’ingénieur Eugène Mopin.

Quarante mètres de haut, pour douze niveaux, dont neuf d’appartements, orientés parallèlement au chenal du port, reposant sur 48 poteaux de béton. C’est un ensemble architectural unique et de grand standing, indissociable de l’image de Boulogne, en ces temps de quête de modernité. Les premiers habitants s’installent en 1955.
Alain Resnais, dans Muriel ou le Temps d’un Retour, les met sublimement en scène, nos buildings.

Mais pour ces nouveaux quartiers, il faut aussi que l’État-Providence, au service de sa population, marque sa présence, et la construction des principaux bâtiments publics commence rapidement, ainsi la Banque de France en 1954, la Poste en 1955, et la Chambre de Commerce et d’Industrie, en 1956, puis la sous-préfecture. Les écoles sont également bien vite reconstruites, puisqu’il s’agit également de faire face au baby-boom. En 1958, le bâtiment de la Sécurité Sociale est réalisé.
Et les paroissiens ne sont pas en reste, on est religieux, dans les milieux de la Marine. L’église Saint-Vincent-de-Paul à Montplaisir remplace celle de Capécure en 1959 ; celle de Saint-Pierre est reconstruite sur l’emplacement de l’ancienne dès 1961 ; celle de Saint-Jean-Baptiste, devenue maison de quartier est édifiée à Damrémont en 1962, tandis qu’une nouvelle paroisse apparaît au Chemin Vert, avec son église Saint-Patrick…

Intérieur d’un appartement de Montplaisir.

Enfin, pour désengorger le centre, c’est le quartier du Chemin Vert qui est aménagé. Dès 1954, vingt-quatre barres et une tour sont construits dans un ensemble qui prend le nom de Transition, soit près de mille logements. Ensuite viendront Beaurepaire, Triennal et l’Aiglon.

Et ne nous y trompons pas ! Avoir accès aux logements d’Henriville, de Montplaisir, à la cité des Quatre-Moulins, puis de Transition est alors un luxe qui ne se refuse pas.

Si, à partir des années 70, le modèle de la banlieue pavillonnaire s’impose comme un idéal, ces « grands ensembles » ne méritent pas la réputation de désastre architectural dont ils pâtissent aujourd’hui. On entrevoit d’ailleurs nettement, maintenant, les limites du « tout lotissements ».

Bien souvent, on découvre le luxe d’avoir une salle de bains et des toilettes individuelles, et de ne pas vivre entassés dans une seule pièce, où trône un poêle à charbon. L’eau chaude, le chauffage central, le vide-ordures, la division des espaces de jour et de nuit sont des découvertes pour les chanceux qui accèdent à ce type d’habitat, dans les années cinquante.

Dans un contexte de plein emploi où la mixité sociale est encore de mise, avant la crise des années 70 et le désengagement progressif de l’état de ses missions, on vit modestement mais dignement dans ces quartiers.

Enfin, défi crucial de la Reconstruction, il faut relancer l’économie boulonnaise !

Capécure, dont les habitants sont désormais relogés, devient un quartier industriel, suivant un plan en damier, orthonormé. Et, pour faciliter les échanges, dans un principe de développement durable avant l’heure, on construit une gare de marée dès 1962.

Comme prévu, la Liane doit désormais se conformer aux règles de la géométrie, et son tracé devient rectiligne. De titanesques travaux de creusement et de comblement ont lieu entre 1962 et1964, en même temps que les rives sont aménagées pour être habitées : Le parc de la Liane est construit dans le même temps.
De grands axes prennent place désormais le long des rives, et traversant le nouveau cours du fleuve : Les boulevards Diderot, Chanzy et Voltaire, les viaducs Jean-Jacques Rousseau et Jean Jaurès…

Autre chantier fondamental pour la vie de la cité, le port, ravagé, est entièrement à reconstruire, tant pour les activités de la pêche que pour le commerce et le transport de passagers. Il ne faut pas oublier que Boulogne est en 1938, juste avant la guerre, le deuxième port de France en nombre de passagers, juste après Marseille !
La reconstruction de la gare maritime est confiée aux architectes Popesco et Lacoste, et dès 1947, le premier ferry aborde enfin, de nouveau, dans le port de Boulogne !
C’est une véritable plateforme intermodale, déjà… En 1952, on passe rapidement du train au bateau, et de la route au bateau également, puisqu’une passerelle permet leur embarquement rapide.
Dans la foulée, la gare centrale, inspirée certes par la gare de Termini en Italie, mais dont la silhouette évoque celle d’un paquebot, est construite par Vivien lui-même en 1962…

Le Casino de Boulogne, vu du minigolf, en 1962.

Le Casino de Boulogne, vu du minigolf, en 1962.

Travailler, mais aussi se divertir !

Ainsi, la tribune du stade de la Libération est-elle prête à accueillir des spectateurs, dès 1954, et le théâtre Monsigny retrouve une façade en 1955. Et le lycée Branly, conçu par Pierre-André Dufétel, prix de Rome, inauguré en 1964 s’enorgueillit de sa salle de sport aux formes d’origami.

*

Comme aux temps de sa splendeur d’avant-guerre, la ville retrouve un casino. L’ancien, déjà, avait été victime, en 1937, d’un incendie, avant d’être frappé, comme tout le front de mer, par les bombardements.
C’est un nouvel édifice remarquable qui prend place à l’emplacement de l’ancien, devant la plage de Boulogne, en 1960. Ses architectes, Pierre Sonrel, également auteur d’un traité de scénographie et bâtisseur de salles de spectacles à Nîmes, Strasbourg, Limoges, Rouen, etc,  et Marcel Bonhomme, lui-même Boulonnais, l’ont conçu comme un spectacle aux formes géométriques.

Et ce casino n’est plus seulement réservé à la haute société des touristes et de la bourgeoisie locale ! Si l’on y trouve toujours des salles de jeux, c’est devenu un espace ouvert à la population boulonnaise, où l’on trouve également la piscine municipale, et où ont lieu de nombreux événements de la vie culturelle de la ville : spectacles, bals masqués, banquets, etc. Beaucoup regretteront sa destruction au bénéfice du Centre de la Mer, Nausicaa.
Et on pense aussi à la nécessaire respiration de la ville, en aménageant des jardins, dont ceux du Casino et des Tintelleries sont les plus fréquentés.


Certaines de ces réalisations, déjà, dont nos buildings du Quai Gambetta, se sont vues décerner le label du patrimoine du XXème siècle, et d’autres sont en passe de l’obtenir. Et il est regrettable de dédaigner ce patrimoine, tout entier tourné vers la modernité et la prospérité, en d’autres temps pas si lointains, de la ville de Boulogne.

3 réflexions sur “Après la pluie de fer et de feu, reconstruire Boulogne !

  1. Quel bon article, qui nous remet en mémoire des éléments historiques qui ont eu tendance à se flouter, à s’éloigner de nous, souvent… trop. Il est devenu rare ainsi, de lire « C. N. R. ». Qui pourrait encore dire de quoi il s’est agi ? De ce que lui a du la République Française ? -Je suis aussi content de revoir ces belles images de « Muriel ou le temps d’un retour », qui nous montre une ville difficile à imaginer. Le réel du Passé est parfois difficile à imaginer…

    Aimé par 1 personne

  2. Merci !
    Il y a aussi urgence à sortir de la nostalgie de l’avant-guerre pour comprendre en quoi le patrimoine de la reconstruction est riche et répondait à une volonté planificatrice, et non à la politique du « cataplasme sur une jambe de bois’…

    Aimé par 1 personne

Les commentaires sont fermés.