Lettre ouverte d’un « professeur supprimé »

Notre site s’apprête à faire son grand retour. Bientôt le printemps ! En attendant, c’est l’heure des suppressions de poste d’enseignants, dans le Boulonnais…Les Yeux Dans La Hune

 Lettre ouverte d’un « professeur supprimé »

Je suis professeur. J’enseigne depuis près de trente ans. Il y a quelques semaines, j’ai appris que mon poste risquait d’être supprimé. Pourquoi cela sonne-t-il comme « Je risque d’être supprimée » ?

Je ne suis pas la seule dans ce cas. Nous sommes des centaines.

L’annonce de la baisse des moyens est un coup de semonce qui nous plonge au cœur de ce que les médias appellent « le malaise enseignant ».

Ce « malaise » est une gangrène qui gagne le corps tout entier, lentement et irrémédiablement.

Avant d’en être pleinement conscient, ce malaise grandit dans le sentiment de solitude que nous ressentons, le soir, en fermant à clé les portes de nos salles de classe.

Discrètement, il se rappelle à nous lorsque nous n’osons pas avouer, dans la vie civile, que nous sommes professeurs, parce que nous sommes fatigués des remarques et plaisanteries sur les vacances, sur le nombre d’heures hebdomadaires, sur la sécurité de l’emploi. Nous en avons pourtant l’habitude.

Ce malaise, nous le ressentons chaque fois que l’Institution elle-même développe son jargon : Bienveillance, excellence, inclusion… Alors que nous nous sentons méprisés, sous-estimés et exclus.

Ce malaise s’accroît chaque fois que l’Institution nous demande de devenir animateur, psychologue, assistant social, représentant de commerce, spécialiste du handicap, référent, agent de liaison, publicitaire, agent de voyage, et que sais-je encore ?

Parfois, ce malaise devient révolte quand nous comprenons que nous sommes interchangeables, éjectables, corvéables à merci, simples variables d’ajustement.

J’enseigne l’Histoire. C’est important, l’Histoire, c’est la grande accoucheuse du présent. J’aime enseigner l’histoire, réfléchir des heures à des stratégies didactiques, me réveiller le matin avec une idée de document à proposer, me remettre en question quand des copies médiocres me prouvent que je n’ai pas encore trouvé la meilleure façon d’enseigner une notion, un concept, une idée. C’est ça, mon métier.

C’est un métier de combat.

Tous les jours à huit heures, nous sommes sur le front d’une guerre sociale qui n’en finit pas.

Et ce n’est pas un combat qu’on oublie en rentrant le soir à la maison.

C’est un combat qui nous amène à rassurer Anaïs ou Léo en leur expliquant qu’ils ne sont pas « nuls » parce que leur copie n’est pas très bonne, cette fois.

C’est un combat que nous menons contre la démotivation d’Inès qui ne comprend pas bien ce que l’école peut lui apporter, ou contre le desespoir de Ryan, tellement intelligent et tellement révolté, qui se bat régulièrement dans les couloirs.

Chaque jour, il faut lutter pour que Mohammad, Enzo ou Juliette poursuivent leurs efforts, ne se découragent pas, ne baissent pas les bras, s’accrochent, et aussi se sentent mieux à l’école.

Régulièrement, il faut que nous trouvions les mots pour expliquer à Laura que la terre tourne vraiment, qu’une fille peut devenir spationaute, que le peuple est souverain dans une démocratie, qu’être Français ne dépend pas de l’origine, que la nation est un projet commun émancipateur, et la laïcité une liberté.

Demain matin, il faudra encore expliquer à Tristan que non… un tableau de Picasso, un bébé ne peut pas le peindre et que l’art contemporain n’est pas de la « merde en boîte ».

Et la semaine prochaine, il faudra rappeler la maman de Manon, qui travaille jusque 20h, souvent le week-end, et réussit parfois à rentrer avant 21h, pour lui parler, de nouveau, des lunettes cassées, qui empêchent sa fille de bien voir au tableau.

Chaque jour, il s’agit de se battre, avec acharnement, contre un malaise bien plus grand que le nôtre, qui ronge une société tout entière.

Les parents ? C’est comme nous… Ils font ce qu’ils peuvent. Et souvent, ils souffrent de ne pouvoir faire plus. Ils sont sur la brèche, eux aussi, pour garder leur travail, pour en trouver ou pour en vivre décemment.

Ce « malaise », c’est une grande fatigue qu’aucun sommeil ne parvient à réparer. C’est une désillusion cruelle, c’est un sentiment d’abandon, c’est un sentiment d’injustice face à une mission qu’on nous enlève ou dans laquelle on nous entrave.

Ce n’est pas un malaise comme les autres. Parce que ce n’est pas un métier comme les autres.

Anne-Sophie L., professeur.

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