Jéhan Rictus, poète des pauv’s tits fan-fans, les p’tits bonshommes, qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme, mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme…

Jéhan Rictus, portrait de Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923)

Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés,

V’là l’moment de n’pus s’mett’ à poils :

V’là qu’ceuss’ qui tienn’t la queu’ d’la poële

Dans l’Midi vont s’carapater !

                       *

V’là l’temps ousque jusqu’en Hanovre

Et d’Gibraltar au cap Gris-Nez,

Les Borgeois, l’soir, vont plaind’ les Pauvres

Au coin du feu… après dîner !

Jéhan Rictus, extrait du poème L’Hiver, dans les Soliloques du Pauvre,  1897.

Il est bien difficile de décrire la vie de Jéhan Rictus, tant elle est nimbée de mystère… Mystère entretenu par ses admirateurs, et dont lui-même savait se parer, pour entretenir sa propre légende, auprès de ses lecteurs et de ses mécènes. Et il est volontiers amateur de canulars insensés ! Et son amie Jeanne Landre, qui publie un roman sur sa vie, en 1930, participe volontiers à cette farce, faisant de lui le fils d’un comte et maréchal de France, Jacques Randon, sans doute en réalité un lointain cousin de sa mère.

Chantre de l’argot et poète de la misère, qu’on dit volontiers anarchiste, il est né à Boulogne. Gabriel Randon est enfant naturel, et aucun de ses deux parents ne l’ont reconnu, faisant courir les rumeurs sur son origine… Fils d’un aristocrate anglais ? Fils d’une marquise écossaise ? Les nombreuses versions de sa vie fleurent bon le romanesque et le rocambolesque ! Et ces rumeurs, dont certaines émanent de ses détracteurs, continuent de se propager, ce qui n’aurait sans doute pas manqué de l’amuser.

Enfance triste d’enfant battu, sans doute, par une mère caractérielle, avec laquelle il entretient des relations complexes, qu’il décrit lui-même dans son roman Fil-de-Fer, en 1906, mais aussi dans son Journal… Né à Boulogne, assurément, le 3 septembre 1867, il porte le nom de sa mère, Gabrielle Randon, qui ne l’a pourtant pas reconnu, elle-même fille d’un Joseph-François-Théodore Randon, militaire en retraite, née de ses amours avec sa domestique britannique, Rosavina-Fetillia Collington. Quant à son père, Mandé Delplanque, Boulonnais de naissance, on en sait peu de choses, sinon qu’il fut professeur de culture physique, tenait à Boulogne un gymnase, et exerçait aussi en Angleterre. Mis en nourrice dans une ferme du Boulonnais, pendant les deux premières années de sa vie, il est ensuite emmené par ses parents à Londres, pendant la guerre franco-prussienne de 1870, puis s’installe avec sa mère à Paris, en 1872, à l’âge de 5 ans.

Retiré de l’école à 13 ans, juste après son Certificat d’Etudes, il commence alors une vie faite de petits boulots : coursier pour un éditeur de musique, apprenti-bonnetier, et s’enfuit enfin de chez sa mère à l’âge de 16 ans, fréquentant assidûment les cercles bohèmes de Montmartre, déjà, et écrivant ses premiers poèmes. Renvoyé de chez Weil, le maître-bonnetier, c’est une vie d’errance et de misère dans laquelle il fait ses premiers pas littéraires… Toujours il gardera le souvenir glacial de cet hiver 1889, au cours duquel il erre dans Paris. C’est le poète José-Maria de Hérédia, à qui il demande de l’aide, qui le fait hospitaliser deux mois à l’hôpital Lariboisière, avant de lui trouver un emploi à la préfecture de la Seine…

Mais Jéhan ne garde jamais un emploi bien longtemps, et son intérêt de l’époque pour les idées anarchistes ne l’encourage pas à la stabilité. C’est l’époque des vagues d’attentats, en France, commis, entre autres, par le célèbre Ravachol, auxquelles répondront les « Lois Scélérates », qui limitent la liberté d’expression et institutionnalisent le fichage systématique des sympathisants anarchistes , lois contre lesquelles Jean Jaurès s’insurge, devant la Chambre en 1894.

Pendant ce temps, Gabriel, qui n’est pas encore Jéhan, vit misérablement, à Paris.

« Rue Germain Pilon, une année, vers dix-huit ans, dans un taudis équivalent je suis resté cinq jours et cinq nuits sans manger, couché, avec des douleurs d’entrailles telles causées par la faim que j’étais obligé de les calmer avec du laudanum pris en goutte dans des verres d’eau. Comment m’étais-je procuré ce laudanum ? Je ne m’en souviens plus. Quoi qu’il en soit j’en avais fort heureusement et cette fois-là je serais mort de faim, sans doute, mais sans trop souffrir grâce au poison qui m’aurait aidé à trépasser dans une douce somnolence.
Dieu que j’ai souffert sous les toits de Paris et plus tard sur son pavé. L’été, on crevait de chaleur sous les armatures de tôles chauffées à blanc par le soleil, l’hiver on gelait, on mourait de froid malgré que quelquefois je me procurais de quoi allumer mon poêle. Les portes fermaient mal, l’air passait dessous et je n’avais jamais assez d’argent pour m’acheter des boudins de fermeture qui auraient bouché les fentes. L’air froid aussi pénétrait par le cadre des tabatières. Ce fut odieux. » in Journal quotidien.

Tour à tour gratte-papier, journaliste, c’est pour payer son loyer et manger qu’il compose Les Soliloques du Pauvre, pendant l’hiver 1894-1895, et fait ses débuts, comme chansonnier au cabaret Les Quat’z-arts, boulevard de Clichy, sous le pseudonyme Jéhan Rictus. La plaquette des Soliloques lui vaut les encouragements de Stéphane Mallarmé et le début des succès.

Alors, c’est au célèbre Chat Noir qu’il poursuit sa vie d’artiste, enchaînant les spectacles dans tous les cabarets de Montmartre, et ne dédaignant pas chanter lors des manifestations socialistes, tout en faisant paraître une suite aux Soliloques, intitulée Doléances, en 1903, illustrée par le célèbre Steinlen, qui a illustré Aristide Bruant, entre autres… C’est une bande-dessinée avant l’heure !

Fréquentant aussi le Lapin Agile et ceux qui le peuplent, il rencontre Apollinaire, Max Jacob… C’est le temps de la gloire, jusqu’en 1914. Il se fait témoin d’un Paris qui fascine, celui des vagabonds et des truands, des pauvres filles et des abandonnés…

Nous, on est les Va-comm’-j’te-pousse,
Les « Pénars » et les J’m’en-bats-l’œil.
Bien qu’on s’ la coul’ pas toujours douce
On a ses idées, son orgueil...
               *
On n’en fait qu’à sa fantaisie
Et on s’ fout du tiers comm’ du quart.
À quoi bon ruer dans les brancards ?
Quoi qu’on fasse, y faut vivr’ sa vie.
               *
Aussi sans pour ça s’ fair’ de mousse,
Phizolofs du « moindre effort »,
On continue, on truque, on s’ traîne.
Tant va l’Amour, tant va la Haine
Qu’y faura ben qu’ la Mort nous prenne
Comm’ les pus gros, comm’ les pus forts..
               *
Nous, on est les Va-comm’-j’te-pousse.

Les Petits Métiers, paru dans l'Assiette au Beurre, 8 mars 1902.

La Grande Guerre, pendant laquelle il affiche ses convictions patriotiques, en dépit de sa réputation d’anarchiste, ne met pas fin à cette célébrité, mais l’engage dans un cheminement que beaucoup de ses détracteurs exploitent, et dans un long silence… En 1933, il participe à un gala de l’Action Française… De là à dire qu’il adhère aux idées de cette extrême-droite antiparlementaire et qu’il devient fervent partisan d’une restauration monarchique… Les temps sont bien troublés, en ces années Trente frappées par la crise économique, et par la brutalisation de la société, engendrée par les traumatismes des tranchées… D’autres s’y sont perdus, tel Céline.

Et Jéhan Rictus est perdu pour le monde, ce 6 novembre 1933, où il meurt à Paris peu après avoir reçu la Légion d’Honneur.

Nous, on est les pauv’s tits fan-fans,
les p’tits flaupés, les p’tits foutus
à qui qu’on flanqu’ sur le tutu
                          *
les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat,
les p’tits bibis, les p’tits bonshommes,
qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme,
mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme
et qui pass’nt de beigne à tabac.
                          *
Les p’tits vannés, les p’tits vaneaux
qui flageol’nt su’ leurs tit’s échâsses
et d’ qui on jambonn’ dur les châsses :
                          *
les p’tits salauds, les p’tit’s vermines,
les p’tits sans-cœur, les p’tits sans-Dieu,
les chie-d’-partout, les pisse-au-pieu
qu’il faut ben que l’on esstermine. […]

Farandole des pauv’s P’tits fanfans morts, extrait du Coeur Populaire, paru en 1914…

2 réflexions sur “Jéhan Rictus, poète des pauv’s tits fan-fans, les p’tits bonshommes, qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme, mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme…

  1. C’est un personnage touchant, malgré les errances de ses dernières années. Et on en lit des souffrances, dans son regard, sur le cliché photographique qui clôt l’article… Je ne suis même pas certaine qu’une rue lui rende hommage à Boulogne. A Paris, il y a le square Jéhan Rictus, avec son fameux mur des « Je t’aime ».

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